En Polynésie française, territoire auquel le statut de Collectivité d'Outre-mer (COM) confère une compétence en matière éducative dont découle une certaine autonomie en termes de politiques linguistiques et éducatives[1], la lutte contre le décrochage scolaire constitue un axe politique explicité comme prioritaire (Charte de l'éducation, 2016[2]). Si les moyens et les dispositifs déployés depuis 2020 en Polynésie témoignent de l'importance et de l'urgence portée à cette question, autour de laquelle s'articule ma thèse, les enquêtes montrent que d'autres urgences peuvent s'envisager du point de vue des élèves.
A l'instar de divers contextes francophones, la situation sociolinguistique polynésienne est marquée par une problématique de « pluralité linguistique inégalitaire » (Bretegnier, 2016). L'instauration du français, en tant que langue ultra-dominante, s'est progressivement inscrite dans une politique d'unification linguistique par assimilation des langues autochtones (Salaün, 2016), aujourd'hui en voie de disparition (Paia & Vernaudon, 2016). La minorisation sociale massive de ces dernières a forgé une conviction de langues inégales, de langues polynésiennes de moindre valeur, à ne plus pratiquer, ne plus transmettre, pour progresser socialement (Salaün, 2012). L'appropriation du français, langue officielle et de scolarisation, s'est imposée comme seul moteur de promotion sociale, délégitimant toute variation, à l'aune du modèle idéal, de langue-pratique-compétence parfaite, générant de l'insécurité linguistique chez des locuteurs et des locutrices, vus au prisme de leur différence marquée d'emblée d'inégalité et d'illégitimité.
Cette communication propose d'explorer la manière dont ces idéologies de supériorité d'une langue sur les autres, mais aussi d'un seul bon usage, marquent les pratiques, les imaginaires linguistiques (Houdebine, 2005) et plus généralement les rapports construits au français en relation aux langues polynésiennes d'adolescents, en lien avec leurs trajectoires de scolarisation. Il sera question de saisir le sens, les enjeux et les statuts symboliques que ces acteurs sociaux confèrent à leurs pratiques langagières (Bretegnier & Tending, 2020), notamment à la variété de français qu'ils emploient quotidiennement (Paia & Vernaudon, 2002 ; Salaün, 2012). Cette variété langagière, forgée par l'appropriation des idéologies de minorisation, rend compte d'un processus d'assimilation en cours et s'est progressivement imposée à l'échelle sociétale, jusqu'à devenir, pour certains locuteurs, le (seul) vernaculaire, première et seule variété parlée par défaut. Espace de liberté et de créativité revendiqué par les lycéens, elle constitue également une pratique stigmatisée, car non conforme aux normes linguistiques des langues en contact. Il s'agira ainsi d'investiguer le rapport à la norme linguistique scolaire des adolescents, que certains cherchent à rejoindre, sans avoir le sentiment d'y parvenir, que d'autres semblent rejeter, et l'ambivalence des ressentis épilinguistiques éprouvés.
Afin d'explorer cette question, nous nous appuierons sur des extraits d'entretiens semi-directifs compréhensifs (Kaufmann, 1996) et des notes d'observations issues d'une enquête qualitative ethnographique menée entre 2022 et 2024, au sein d'un lycée polyvalent, auprès d'adolescents, d'enseignants et de personnels éducatifs.
Références bibliographiques
BRETEGNIER Aude, 2016, « Pluralités linguistiques inégalitaires : notion en travail, notion en question », dans MATTHEY, Marinette (dir.). Hétérogénéité et changement : perspectives sociolinguistiques, Revue Cahiers de linguistique. Louvain-la-Neuve : EME Éditions, vol. 42, n° 2, p.143-150.
BRETEGNIER Aude & TENDING Marie-Laure, 2020, « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique », dans GAUVIN Karine & VIOLETTE Isabelle (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l'espace francophone, Collection « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.
HOUDEBINE-GRAVAUD Anne-Marie, 2005, L'imaginaire linguistique, Paris, L'Harmattan, coll. « Langue et Parole ».
KAUFMANN Jean-Claude, 2016 [1996], L'entretien compréhensif, Paris, Armand Colin.
PAIA Mirose & VERNAUDON Jacques, 2016, « Le défi de l'éducation bilingue en Polynésie française », dans HELOT, Christine, et ERFURT, Jürgen, L'éducation bilingue en France : politiques linguistiques, modèles et pratiques. Limoges : Lambert-Lucas, p.87‑99.
PAIA Mirose & VERNAUDON Jacques, 2002, « Le tahitien : plus de prestige, moins de locuteurs », Hermès La Revue, n°32‑33, p. 395‑402.
SALAÜN Marie, 2016, « Les langues de l'école au temps des Etablissements français de l'Océanie : ce que nous dit la législation coloniale, et ce qu'elle ne nous dit pas », Bulletins de la Société des Etudes Océaniennes, n°336, p. 25-53.
SALAÜN Marie, 2012, « Quand la langue d'origine rencontre la forme scolaire : le cas du tahitien en Polynésie française », Raisons, comparaisons, éducations : la revue française d'éducation comparée, n°8, p.185-206.
Mots clés : rapports aux langues, norme langagière, idéologie linguistique, imaginaire linguistique
Lequerre Poevai – poevai.lequerre@univ-lemans.fr – Doctorante ED ECLIS – Laboratoire CREN – Thématique 1 : Education et formation
Thème 1 – Éducation et formation :Entre norme(s) et variations linguistiques en classe