À l'instar de bien d'autres langues minorisées, le breton est régulièrement catégorisé et reconceptualisé comme quatre ou cinq langues distinctes (Mélenchon 2001, 2007, 2013, 2015, 2022 ; Onfray 2010 ; Conan 2014). Ceci sert d'argument contre sa promotion dans l'enseignement et l'espace public, par une double stratégie de délégitimation : (1) de la variété « unifiée » et de ses locuteurs supposés, coupables de séparatisme (Kymlicka 2004) et discriminations envers les dialectophones traditionnels (Kibbee 2021) ; (2) du breton sous toutes ses formes, langue(s) arriérée(s) et inapte(s) à la communication supra-locale moderne (Milroy 2001). Le bénéficiaire de ces délégitimations est naturellement le français, langue hégémonique dont la maitrise de la variété normée assure à nos détracteurs un statut social dominant (Bourdieu 1982).
Du point de vue sociolinguistique, une langue minorisée telle que le breton ne peut être reconceptualisée comme multiple qu'en référence à des langues dont la standardisation a éradiqué de peu tous les dialectes apparentés, tel le français moderne en pays d'oïl. Cette « culture de la langue standard » (Milroy 2001) projette sur les pratiques langagières une exigence d'uniformité et de fixité aussi irréaliste que stigmatisante (ainsi J.-L. Mélenchon disqualifiant une journaliste pour son accent méridional[1]). Plongés dans la même culture, les brittophones traditionnels n'ont pas manqué d'en intégrer l'idéologie, idéalisant un français livré comme standard, puis déconsidérant un breton représenté comme disloqué et impropre au supra-local (Jones 1995). Il reste qu'historiquement, le breton n'a été conceptualisé comme plusieurs langues ni par ses locuteurs ni par leurs voisins. Il était couramment employé comme langue de prédication, sous une forme supra-locale schématiquement bicentrique (KLT/Gw – Le Dû 1997, p. 49-50), avant d'être banni des églises par décret à partir de 1890. Adossée à l'exclusion des fonctions administratives et éducatives, cette stratégie consistait précisément à « favoriser l'appauvrissement, la corruption du breton, jusqu'au point que d'une commune à l'autre on ne puisse pas s'entendre, car alors la nécessité de communication obligera le paysan d'apprendre le français » (préfets du Finistère et des Côtes-du-Nord, 1831) – soit l'imposition d'une variation interfonctionnelle minimale générant une variation dialectale maximale (Haugen 1959).
S'opposer à la standardisation d'une langue est souvent le plus sûr moyen de la voir s'éteindre au profit d'une concurrente davantage standardisée. Les revitalisations linguistiques réussies montrent que pour développer l'intercompréhension et la convergence interlectale, il est indispensable d'intensifier la communication horizontale et supra-locale entre brittophones (Rutten & Vosters 2021) – aussi et surtout dans l'espace public dont veulent les exclure Mélenchon, Onfray et Conan (Roger & De Bres 2017).
[1] https://www.francebleu.fr%2Finfos%2Fpolitique%2Fquand-jean-luc-melenchon-se-moque-de-l-accent-toulousain-1539837953&usg=AOvVaw0syN6xzF8xRy-Kd8oQ8mcc&opi=89978449