Revitaliser le normannique : urgent ou dispensable ?
Guillaume Enguehard  1, 2@  
1 : Laboratoire Ligérien de Linguistique (LLL)
CNRS : UMR7270
2 : Université d'Orléans
Université Lille III - Sciences humaines et sociales, PRES Université Lille Nord de France

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Les communautés scandinaves installées sur le territoire normand au moyen-âge ont très tôt perdu leur langue, le vieux norrois, au profit du vieux français. Pourtant, la Normandie présente encore aujourd'hui une identité régionale en lien étroit avec cet héritage historique (Raulin 2011, Rouffia 2020). Je pose ici la question des critères qui définissent le caractère urgent ou dispensable d'une entreprise de revitalisation linguistique pour montrer que, même dans un cas aussi marginal que la revitalisation du normannique1, il existe des arguments non négligeables en faveur de la participation des linguistes.

Premièrement, je montre que les quelques tentatives isolées de promouvoir sur le territoire normand la connaissance d'une langue scandinave (Rouffia 2020) ne doivent pas être négligées. Ces tentatives, qui vont de la simple reconstruction de formes théoriques dans le cadre de la recherche étymologique (Adigard des Gautries 1954), à la construction d'une langue nouvelle mélangeant islandais, français et normand (de Warenghien 2009), en passant par la promotion des langues scandinaves modernes (Rouffia 2020), illustrent chacune une stratégie spécifique de revitalisation : la language reclamation (Amery 2001), la language recreation (Thierberger 2002) et la language adoption (Tsunoda 2006). Cette multiplication d'entreprises aux stratégies distinctes démontre l'existence d'une véritable dynamique autour d'enjeux partagés.

Dans un second temps, j'illustre en quoi ces tentatives révèlent un besoin de reconnaissance comparable à celui qui entraine la revitalisation du cornique au début du 20ème siècle (Davies-Deacon 2016). Dans le sillon du romantisme, les intellectuels normands montrent un besoin important de marqueurs d'appartenance au monde scandinave (Enguehard 2023). Le normand, la variété de la langue d'oïl traditionnellement parlée en Normandie, est par exemple moins présenté lui-même comme un marqueur d'identité que comme le réceptacle des dernières traces du vieux norrois.

Je conclus que cette mise en exergue d'une continuité réelle ou fantasmée entre le vieux norrois et le paysage linguistique normand actuel souligne le but patrimonial des entreprises de revitalisation du normannique. Il ne s'agit finalement pas tant pour leurs partisans de faire revivre une langue éteinte depuis un millénaire que de revitaliser une langue dont les emprunts sont perçus comme un état altéré qui continue encore de se déteriorer, ainsi qu'en témoigne la disparition des dialectes normands et des toponymes (Lainé 2020).

C'est particulièrement dans ce cadre patrimonial que l'implication du linguiste prend son sens. L'absence de sources normandes écrites en vieux norrois amène à une confusion entre ce dernier, le vieil islandais et les langues scandinaves modernes, aussi bien auprès des personnes impliquées dans des projets de revitalisation qu'auprès des spécialistes universitaires en étymologie. La responsabilité du linguiste est donc d'accompagner cette dynamique de revitalisation avec la rigueur nécessaire à la mise en valeur du patrimoine et à l'endiguement d'erreurs d'interprétations qui perdurent souvent au sein du grand public.

 

Adigard des Gautries, J. (1954). Les noms de personnes scandinaves en Normandie de 911 à 1066. C. Bloms Boktryckeri. Amery, R. (2001). Language Planning and Language Revival. Current Issues in Language Planning, 2(2–3), 141–221. Davies-Deacon, M.-S. (2016). Orthographies and ideologies in revived Cornish [MA dissertation [ms]]. University of York. Enguehard, G. (2023). Entre sentiment d'appartenance et réalité linguistique : réflexions sur l'identité normande. Identités et constructions identitaires dans le discours et la langue, Brest, 18-20 octobre. Lainé, S. (2020). La toponymie normande à l'épreuve des créations de communes nouvelles. Bulletin de La Société Des Antiquaires de Normandie, 77, 161–200. Raulin, F. (2011). Le réseau «social » Facebook joue-t-il un rôle dans la réaffirmation de l'identité normande ? Études Normandes, 60(2), 67–72. Rouffia, A. (2020). Diplomatie territoriale et relations internationales : La Basse-Normandie et la Norvège (1974-2015) [MA dissertation [ms]]. Université Paris 1. Thieberger, N. (2002). Extinction in whose terms? Which parts of a language constitute a target for language maintenance programs? In D. Bradley & M. Bradley (Eds.), Language Endangerment and Language Maintenance: An Active Approach (pp. 310–328). RoutledgeCurzon. Tsunoda, T. (2006). Language Endangerment and Language Revitalization. Mouton de Gruyter.

1Je reprends ici un adjectif forgé par Adigard des Gautries afin de désigner une langue scandinave normande. La distinction entre vieux norrois et normannique est importante au regard de la nature diverse des projets de revitalisation existants.

 



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