Glottopolitique tunisienne entre politiques et représentations linguistiques: lorsque la langue minorée est la langue première
Sarra Dalenda Bouzgarrou  1@  
1 : Dynamique du Langage In Situ
Université de Rouen Normandie

Cette contribution porte sur le terrain sociolinguistique tunisien appréhendé à la lumière de l'approche glottopolitique (Guespin et Marcellesi 1986). Nous ambitionnons de positionner le tounsi, langue première en Tunisie, dans la dynamique socio-politico-linguistique et ce, en l'étudiant sous le prisme du jeu de forces exercées par les agents et instances. Nous partons ainsi du postulat qu'il existe un continuum entre les décisions imposées par ces dernières, les représentations linguistiques des locuteurs et leurs actions glottopolitiques. 

Héritage des occupations successives et des influences étrangères, la Tunisie offre un paysage linguistique plurilingue. L'arabe standard, langue officielle ainsi que le français et l'anglais, langues d'enseignement sont appuyés par les politiques linguistiques et éducatives. Ces dernières taisent pourtant la langue principale dans les pratiques langagières, la langue que partagent et utilisent tous les locuteurs tunisiens : le tounsi. Cette langue première de la communauté linguistique tunisienne est exclue des textes officiels. 

Notre intérêt quant au positionnement du tounsi est ainsi né du paradoxe entre la dominance de cette langue dans les pratiques observées et son invisibilisation (Calvet 2021) au niveau de la sphère officielle. Cela serait d'après nous, dû au rapport complexe qu'entretient le tounsi avec la langue arabe; relation qui oscille entre diglossie (Laroussi 2002), cohabitation, complémentarité et hégémonie. De ce rapport de force entre les deux langues, résulte la minorisation du tounsi de la part même de ses propres locuteurs. Cette prédominance de l'arabe par rapport au tounsi est souvent consenti par les chercheurs qui ne voient dans ce dernier qu'une “variété de l'arabe”, un “dialecte” ou encore de l'”arabe vulgaire”, autant de dénominations, éventuels produits d'un glottostéréotype (Bochmann 2001) de l'unité de la langue arabe, qui cantonne le tounsi dans une infériorité statutaire.

Par ailleurs, les recherches scientifiques sur le tounsi restent timides, notamment parce qu'on ne peut aborder ce sujet sans le lier à la place de la langue arabe. Ce sujet est d'autant plus sensible que la langue arabe est souvent perçue comme un marqueur d'identité religieuse où arabité et islamité vont de pair. Le tounsi représenterait alors une menace à l'encontre de l'arabe standard, comme le serait aussi la darija marocaine face à cette même langue (Mgharfaoui 2021).

Nous décrivons les contours de cette problématique teintée d'idéologie et d'appartenance identitaire en partant de données statistiques et d'autres épilinguistiques recueillies lors d'un travail de terrain réalisé en 2019 dans le cadre d'un mémoire de recherche en Sciences du langage. Au cours de cette enquête, 188 membres de la communauté linguistique ont répondu à un questionnaire portant sur les pratiques et les représentations linguistiques. Notre analyse s'inscrit donc dans une approche bottom-up (Pradeau 2023) centrée sur les locuteurs, agents glottopolitiques qui interviennent et agissent sur les politiques linguistiques par le biais de pratiques langagières et d'actions glottopolitiques qui elles, sont investies de représentations linguistiques. Cette réflexion constitue une étape préalable à un travail de recherche de thèse en cours et qui s'intéresse au processus de reconnaissance-naissance (Marcellesi 2003) sur le terrain tunisien. 

 

Bibliographie

Bochmann, K. (2001). Notre langue, votre patois, leur baragouin : Stéréotypes et représentations des langues. Hermès, La Revue, 30(2), 91‑102. Cairn.info. 

Calvet, L.-J. (2021). Langues, politiques linguistiques et idéologies au Maghreb. Circula, 13‑14, 170‑184. 

Guespin, L., & Marcellesi, J.-B. (1986). Pour la glottopolitique. Langages, 21(83), 5‑34. .

Laroussi, F. (2002). La diglossie arabe revisitée.Quelques réflexions à propos de la situation. Insaniyat / إنسانيات, 17‑18, 129‑153. 

Marcellesi, J.-B. en collaboration avec Bulot, T. & Blanchet, Ph. (2003). Sociolinguistique. Epistémologie, langues régionales, polynomie. Paris, L'Harmattan

Mgharfaoui, K. (2021). La langue arabe entre réalités et idéologie : De la légitimité de la darija au Maroc. Circula, 13‑14, 154‑169. 

Pradeau, C. (2023, décembre 11). Dialogue entre la sociolinguistique et la science politique : La glottopolitique, une approche bottom-up des politiques linguistiques. Journées scientifiques en hommage à Jean-Baptiste Marcellesi.

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