Résumé (468 mots)
Il est des domaines comme celui de la santé où le recours à la notion d'urgence semble un aller de soi. L'intervention d'urgence des pompiers ou d'un médecin se doit d'être une réponse rapide et efficace quand l'intégrité physique où la vie est menacée. Il en est de même pour les situations d'urgence que peuvent être les catastrophes naturelles ou celles, dites « complexes », qui sont le résultat d'un conflit armé et de ses conséquences. Dans ces circonstances, l'intervention s'inscrit en prise directe avec un événement et exige une immédiateté, une proximité, une inconditionnalité. Mais appliquée à « la reconnaissance et la légitimité des langues minor(is)ées » à l'école qui sont au cœur de mes travaux de recherche en planification linguistique et éducative, est-ce un terme approprié ? « L'urgence est une notion mal définie où les représentations imaginaires sont de tous ordres » (Brémond et al., 2002). Les situations ainsi qualifiées ne se sont-elles pas installées dans le temps long de l'Histoire (Braudel, 1958) ? Les résistances, les revendications qu'elles suscitent, si elles sont directement observables, peuvent-elles rencontrer des réponses immédiates ? Que recouvre alors l'expression « urgences linguistiques » que l'on traitera comme une formule (Krieg-Planque, 2009) et comment interpréter son usage qui semble de plus en plus fréquent en sociolinguistique ? Cette tendance interroge la nature même de l'urgence et sa banalisation. Tout en révélant la complexité de notre rapport au temps dans cette « culture de l'urgence », propre à la « civilisation panique » (Sloterdijk, 2010), l'« urgence ne constitue plus une temporalité extraordinaire [mais] s'impose comme la modalité temporelle ordinaire de l'action en général » (Laïdi, 1998, p. 8). Pourtant, les changements linguistiques comme des représentations linguistiques, l'apprentissage des langues comme leur enseignement, la formation des enseignants, tout cela s'inscrit dans des processus longs. La notion d'urgence bouscule la temporalité de la recherche en venant questionner non seulement la nature de nos interventions mais aussi leurs possibles effets qui sont à resituer dans une certaine économie du temps. « L'unification du temps du discours et du temps de la langue a joué le rôle de fantasme organisateur de la pensée linguistique [quand l'on sait que] le court-circuit entre types de temporalité ne peut aboutir qu'à la négation du Temps ». (Rey, 1972). Notre proposition vise moins à discuter la nécessité impérieuse d'agir face aux multiples inégalités et injustices linguistiques qui minent nos sociétés qu'une réflexion sur la temporalité de l'urgence et sur la manière dont elle peut s'accorder avec celle de la recherche qui, par nature, s'accommode difficilement de l'immédiateté. Quand le discours scientifique intègre cet impératif de l'urgence ne fragilise-t-il pas lui-même sa légitimité ? Ce sont des questions (ouvertes) que cette communication propose de poser dans une visée réflexive et, ce qui nous semble essentiel, de mise en débat.
Références
Brémond, Piu, Élisabeth Gérardin, et Julia Ginestet. (2002). « En quoi l'urgence sociale interroge-t-elle les pratiques professionnelles ? », in Empan, 46 (2), 129-135.
Fernand Braudel, Fernand (1958). « La longue durée », in Annales : Économies, Sociétés, Civilisations, 13 (4), Paris : Armand Colin.
Krieg-Planque, Alice (2009). La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté.
Laïdi, Z. (1998). « L'urgence ou la dévalorisation culturelle de l'avenir », in Esprit, 2, 8-20.
Rey, Alain (1973). « Langage et temporalités », in Langages, 8 (32), Le changement linguistique, 53-78.
Sloterdijk, Peter (2000). La mobilisation infinie, Vers une critique la cinétique politique, Paris : Le Seuil, coll. « Points ».